Tombe les filles et tais-toi : Le névrosé joyeux
En 1972, Woody Allen a déjà réalisé Prends l’oseille et tire-toi (1969) et Bananas (1971). Étonnamment, il accepte de confier la mise en scène de sa pièce à succès, Play It Again, Sam, à Herbert Ross. Résultat : un petit bijou de comédie piquante, à mi-chemin entre le burlesque des débuts de Woody et l’humour empreint de gravité d’Allen. Bref, une pépite de trouvailles visuelles, de répliques-cultes et de réflexions irrésistibles sur les rapports hommes-femmes qui annonce Annie Hall (1977) et Manhattan (1979).
Car le personnage d’Allan Felix, critique de cinéma obsédé par Bogart, esquisse les contours du schlemiel, ce loser névrosé et hypocondriaque, en guerre contre les objets du quotidien, incapable de séduire en comptant sur son physique dans une société obnubilée par l’apparence. Et tandis qu’il est en béate admiration devant le héros de Casablanca et son aisance virile avec les femmes, il est aux antipodes des stéréotypes masculins : petit, maladroit, constamment angoissé et ne supportant pas la moindre goutte d’alcool ! Pour autant, son humour, sa culture et son manque d’assurance lui permettent de conquérir les femmes les plus sophistiquées, ici incarnées par Diane Keaton. On trouve donc dans cet opus un condensé des thématiques alléniennes les plus noires sur un mode délicieusement léger : l’absurdité de l’existence, l’incapacité à trouver l’âme sœur, la faillite inéluctable du couple, l’insatisfaction chronique et la domination du monde – des apparences – par des êtres blonds, grands, beaux, mais décérébrés !
Du coup, Allan, comme tant d’autres personnages alléniens par la suite, se réfugie dans l’imaginaire, moins décevant que le réel. Il se projette ainsi épaulé par le fantôme de Bogart qui lui prodigue ses conseils en matière de séduction : la séquence où Woody tente d’adopter le détachement viril de Bogie est tout simplement extraordinaire de drôlerie et de tendre ironie. Mieux encore, il échafaude un affrontement fantasmatique entre son idole et la femme dont il est tombé amoureux digne d’un film noir. Osant les regards-caméra, les monologues livrant les réflexions du protagoniste et l’incursion de la fiction dans la réalité, Herbert Ross signe l’une des œuvres les plus attachantes et les plus emblématiques de l’auteur de La rose pourpre du Caire. C’est aussi la première fois que Woody Allen et Diane Keaton sont réunis à l’écran et le couple fait merveille. Un régal pour les connaisseurs du cinéaste new-yorkais et une formidable introduction à son ample filmographie pour les autres.
Woody Allen : Le maître de la comédie névrosée
Né en 1935, Woody Allen met au point son humour cultivé et son personnage d’antihéros intello et hypocondriaque en se produisant sur scène et en écrivant des sketchs pour la télévision. Très cinéphile, il ne tarde pas à se tourner vers le septième art où il déploie son génie pour le burlesque et l’autodérision, de Tombe les filles et tais-toi – pourtant réalisé par Herbert Ross en 1972 – à Tout ce que vous voulez savoir sur le sexe (1972). Très vite, il s’oriente vers un humour plus sophistiqué, le plus souvent teinté de gravité et d’une réflexion désenchantée sur l’absurdité de l’existence, d’Annie Hall (1977) au sublime Manhattan (1979) qui témoignent de son amour pour New York. Fasciné par Bergman et Fellini, Woody Allen signe même des œuvres résolument référentielles, comme Intérieurs (1978), September (1987) et Une autre femme (1988) – inspirées par l’univers du maître suédois – ou Stardust Memories (1980), proche de l’auteur de 8 et demi.
À partir des années 80, Allen, tout en poursuivant une œuvre d’une grande cohérence thématique, se révèle de plus en plus audacieux. Avec Zelig (1983), il signe un réjouissant faux documentaire autour d’un personnage-caméléon. Dans La rose pourpre du Caire (1985), l’un de ses films préférés selon son propre aveu, il fait surgir un personnage de l’écran qui intervient dans la vie de sa protagoniste ! Avec Crimes et délits (1989), chef d’œuvre absolu de noirceur et de pessimisme, il orchestre un crime passionnel. Ombres et brouillard (1991) est un subtil hommage à Kafka, Maris et femmes (1992), tourné caméra à l’épaule, porte un regard clinique sur un couple en pleine déliquescence et Tout le monde dit I love you (1996) est une brillante comédie musicale marquée par Gene Kelly et Stanley Donen.
Incontestablement attaché à New York, où il situe la grande majorité de ses films, Allen s’autorise pourtant quelques escapades très réussies. Il tourne ainsi trois opus à Londres, du formidable film noir – très noir – qu’est Match Point (2005) aux plus légers Scoop (2006) et Le Rêve de Cassandre (2007). Plus au sud de l’Europe, il signe Vicky Cristina Barcelona (2008). Mais c’est à Paris qu’il met en scène l’une de ses comédies les plus étincelantes – Minuit à Paris (2010) – qui entremêle les époques et rend un vibrant hommage à la Ville-lumière.
S’il est incroyablement prolifique, il ne perd rien de son inspiration. En 2013, Blue Jasmine, marqué par Tennessee Williams, est un sublime portrait de femme porté par Cate Blanchett. Trois ans plus tard, Wonder Wheel, lui aussi influencé par l’auteur d’Un tramway nommé Désir et le théâtre d’Eugene O’Neill, est une œuvre encore plus désespérée. On attend avec impatience son nouvel opus qu’il tourne actuellement… en Espagne !
Diane Keaton : Une actrice émancipée
Née en 1946, Diane Keaton fait la connaissance d’un certain Woody Allen en 1969 : il l’engage aussitôt pour jouer dans sa pièce, Play it again, Sam. En 1972, elle donne la réplique à Allen dans la version cinématographique rebaptisée Tombe les filles et tais-toi. La même année, elle campe Kay, la compagne d’Al Pacino, dans Le Parrain de Francis Ford Coppola – rôle qu’elle reprendra dans les deux suites de la trilogie, en 1974 et en 1990.
Mais c’est sous la direction de Woody Allen, devenu son compagnon à la ville, qu’elle révèle l’étendue de son talent. Après Woody et les robots (1973) et Guerre et amour (1975), elle campe une femme névrosée et attachante dans Annie Hall (1977) qui lui vaut l’Oscar. Toujours avec le cinéaste new-yorkais, elle enchaîne avec Intérieurs (1978) et Manhattan (1979) où elle enrichit encore son personnage de jeune femme émancipée.
Après avoir rompu avec Allen, elle tourne Reds (1981) de Warren Beatty, La petite fille au tambour (1983) de George Roy Hill et la pétillante comédie Baby Boom (1987) de Charles Shyer. Elle retrouve Woody Allen pour une apparition sous les traits d’une chanteuse dans Radio Days (1987) et, surtout, pour la comédie policière Meurtre mystérieux à Manhattan (1993). En 1995, elle passe à la réalisation avec Les liens du souvenir, chronique familiale poignante interprétée par Andie MacDowell et John Turturro, puis renouvelle l’exercice avec Raccroche ! (2000) où elle s’offre un rôle aux côtés de Meg Ryan.
Se produisant désormais essentiellement dans des comédies, elle donne la réplique à Jack Nicholson dans Tout peut arriver (2004) de Nancy Meyers et à Sarah Jessica Parker et Rachel McAdams dans Esprit de famille (2005). Dans un registre plus romantiques, on la retrouve dans Ainsi va la vie (2016) de Rob Reiner, avec Michael Douglas, et Le Book Club (2018), avec Jane Fonda et Candice Bergen.
Herbert Ross : Un maître du théâtre sur grand écran
Réalisateur et chorégraphe, Herbert Ross s’est d’abord consacré à Broadway et à l’American Ballet Theatre dans les années 50 et 60. Il a également chorégraphié plusieurs scènes dansées de longs métrages comme Carmen Jones (1954) d’Otto Preminger, Daisy Clover (1963) de Robert Mulligan et Docteur Doolittle (1967). Il passe à la réalisation avec Goodbye, Mr Chips (1969), remake d’un film de 1939, et se forge la réputation de savoir transposer avec talent des pièces pour le grand écran. En témoignent La chouette et le pussycat (1970), Tombe les filles et tais-toi (1972), Ennemis comme avant (1975) et California Hotel (1978).
Il signe également la mise en scène de plusieurs scénarios signés Neil Simon comme Adieu, je reste (1977) et Max Dugan Returns (1983). Souvent vilipendé pour n’être qu’un réalisateur sans âme, Ross déjoue les critiques avec Le Tournant de la vie (1978), qui s’attache avec sensibilité au milieu de la danse, et Tout l’or du ciel (1981) qui mêle audacieusement imaginaire et réalisme sur fond de Grande Dépression. Résolument éclectique, il signe encore Footloose (1984), la comédie Le secret de mon succès (1987) et surtout Potins de femmes (1989) qui offre à Julia Roberts l’un de ses plus beaux rôles de début de carrière. Herbert Ross disparaît en 2001 à l’âge de 74 ans.