Partie de campagne - La parenthèse désenchantée
Sans doute aussi mythique que le film lui-même, le contexte qui l’a vu naître est nimbé d’un mystère qui divise encore aujourd’hui les exégètes du cinéaste. S’il s’agit incontestablement de l’adaptation, très libre, d’une nouvelle de Maupassant, la genèse du projet est plus incertaine. Faut-il y voir l’ambition de Renoir de rendre hommage à l’œuvre picturale de son père ? Ou plutôt le désir conjoint du producteur Pierre Braunberger et du réalisateur de lancer la carrière de la toute jeune Sylvie Bataille, épouse de l’écrivain Georges Bataille ? Au fond, peu importe. Ce qui compte, c’est que le cinéaste signe ici l’un de ses opus majeurs, extraordinairement ramené à la forme d’un moyen métrage tourné au début de l’été 1936. Pour être tout à fait honnête, telle n’était pas l’intention première du maître. Mais suite à des conditions météorologiques désastreuses qui empoisonnent l’ambiance sur le plateau et, surtout, à une mésentente croissante entre Renoir et sa comédienne, Braunberger préfère tout arrêter. Par la suite, le metteur en scène, déjà appelé sur de nouveaux projets, ne montrera guère d’empressement à revenir sur cette œuvre à jamais inachevée.
Malgré tout, on pourrait se demander si la brièveté même du film ne contribue pas à sa perfection. Réflexion élégiaque sur la fugacité du bonheur et les meurtrissures du temps, Une partie de campagne est tour à tour un hymne à la sensualité et un poème désenchanté. Car à l’éclat de la nature, à la chaleur de l’été, aux reflets du soleil dans l’eau, et aux bruissements des herbes folles, puissamment évocateurs des toiles panthéistes de Renoir père, succèdent bien vite l’orage qui gronde, la rivière qui s’agite, le vent qui fait ployer les arbres et les nuages noirs qui s’amoncellent. Vite, très vite, il faut saisir cet instant hors du temps où un canotier rencontré par hasard sur les bords du Loing – qui accueillit en son temps Monet, Sisley, Cézanne et Auguste Renoir – s’enhardit à embrasser la charmante Henriette, et où son camarade conte fleurette à sa mère. Vite, trop vite, il faudra rentrer à Paris et épouser un crétin fini qu’on n’aime pas et auprès duquel la vie s’écoulera lentement, si lentement… Inoubliable, et bouleversant, le regard empreint de regrets de Sylvia Bataille exprime admirablement l’innocence brisée et l’espoir dévasté. Du coup, on se dit que les séquences parisiennes, que Renoir avait prévu de tourner ensuite, auraient sans doute explicité ce sentiment du temps qui passe et qui, ici, trouve son aboutissement le plus absolu. Un chef d’œuvre.
Essais d'acteurs - Le petit atelier de Jean Renoir
Passionnant montage réalisé par Claudine Kaufmann pour la Cinémathèque française, ce document réunit les bouts d’essais des principaux comédiens. Organisés en deux temps – en studio, à Billancourt, puis à la campagne, sur les lieux même du tournage –, ces Essais d’acteurs offrent des images particulièrement émouvantes, où l’on comprend comment Renoir a cherché à jouer avec la lumière sur le visage des comédiens, ou comment il a construit, de proche en proche, la scène du baiser final entre Sylvia Bataille et Georges Darnoux. Considéré comme un maître de la direction d’acteurs, Jean Renoir laisse ici entrevoir sa méthode, presque naturaliste avant l’heure, pour capter l’instant de vérité dans le regard de ses interprètes. L’absence de son permet davantage encore de s’attarder sur les mimiques gracieuses de l’actrice principale ou les expressions amusantes du père.
À noter, pour l’anecdote, quelques plans irrésistibles de Sylvain Itkine, censé camper la grand-mère, qui finalement sera incarnée par une femme, Gabrielle Fontan.
Jean Renoir - Le maître des illusions
Fils du peintre Auguste Renoir, Jean compte parmi les plus grands cinéastes au monde. Rien d’étonnant à ce que La Grande illusion (1937) et La Règle du jeu (1939) soient souvent cités comme deux chefs d’œuvre incontestables du septième art. Pourtant, l’homme était un personnage énigmatique qui a constamment cherché à plaire et séduire.
Né en 1894, il s’engage dans l’armée à l’âge de 19 ans. Blessé à la jambe au début de la Première guerre mondiale, il épouse Catherine Hessling, dernier modèle de son père, pour laquelle il écrit son premier scénario, Catherine (1924). Même si le film est officiellement réalisé par Albert Dieudonné, Renoir ne peut s’empêcher de se mêler des décors, du découpage, des éclairages, du montage et, surtout, de la direction d’acteurs. Sa vocation est née.
En 1925, il se lance dans l’adaptation de Nana d’Emile Zola, soldée par un cuisant échec commercial. Contraint de vendre quelques toiles de son père, il enchaîne avec On purge bébé (1931) au début du parlant, puis signe son premier film majeur, La Chienne (1931), où Michel Simon – bientôt son acteur fétiche – incarne un employé timoré poussé au crime. Un an plus tard, le même Michel Simon est un bouleversant clochard rescapé du suicide dans Boudu sauvé des eaux.
Avec Toni (1934), le cinéaste préfigure le style néoréaliste. Puis, en 1935, il signe Le crime de Monsieur Lange, l’un de ses premiers chefs d’œuvre sur la lutte des classes. Mêlant le réalisme et la fantaisie à la critique sociale, Renoir ne cesse d’expérimenter tout au long des années 30. Des éclairages naturels aux mouvements d’appareil, de l’usage de la profondeur de champ aux alternances entre tournage en studio et en extérieurs, il s’essaie en permanence à de nouvelles formes. Il réalise coup sur coup La Grande illusion, fascinante étude de plusieurs milieux sociaux sur fond de Première guerre mondiale, La bête humaine (1938), magnifique adaptation de Zola, et La Règle du jeu, magistrale satire de la société française fustigeant l’hypocrisie et la duplicité. Incompris à sa sortie, le film, d’abord amputé, sera consacré par la Nouvelle Vague comme une œuvre essentielle.
Préférant émigrer aux États-Unis en 1940, il tourne plusieurs films, certes non dénués d’intérêt, mais corsetés par le système hollywoodien. En 1950, il retrouve sa liberté avec son premier film en couleurs, Le Fleuve, tourné en Inde, exaltant la vie et la beauté de la nature. Deux ans plus tard, il signe en Italie l’un de ses plus beaux films, Le Carrosse d’or, dont Truffaut salue la maîtrise.
De retour en France, Renoir rend hommage à la Belle Époque et à l’impressionnisme dans French Cancan (1955), puis Le déjeuner sur l’herbe (1959) et Le Testament du docteur Cordelier (1959), adaptation infidèle du célèbre roman Dr Jekyll et Mr Hyde. Il réalise encore Le Caporal épinglé (1961), autour des camps de prisonniers, qui déçoit, puis Le petit théâtre de Jean Renoir (1971), initialement conçu pour la télévision. Il reçoit un Oscar d’honneur pour l’ensemble de son œuvre en 1974, avant de s’éteindre à Beverly Hills cinq ans plus tard.