Tragédie baroque
Il fallait beaucoup d’audace pour transposer, à la fin des années 50, le mythe d’Orphée dans le Brésil des favelas. Ce pari fou, que sans doute seul un cinéaste ayant encore tout à prouver pouvait relever, est totalement réussi. Dès les premiers plans, le spectateur est entraîné dans un tourbillon d’images aux tons chatoyants, rythmé par une musique endiablée : on est à la veille du carnaval et les habitants se préparent à s’étourdir dans la fête et la danse. Seule une jeune fille, vêtue d’une robe à la blancheur virginale, se détache de la foule : elle semble terrorisée et vouloir échapper à un assaillant invisible. Par hasard, elle croise le chemin d’un garçon, aussitôt troublé par sa présence. C’est la première rencontre entre Eurydice et Orphée…
Dans cette tragédie solaire, gorgée de couleurs, les déplacements des personnages décrivent une chorégraphie savamment orchestrée. Lancés dans une sorte de course-poursuite amoureuse, tour à tour drôle et poignante, ils se précipitent les uns contre les autres, s’esquivent, se frôlent, s’étreignent, se repoussent et se cachent – à l’intérieur d’une habitation aux murs fragiles ou derrière un masque de carnaval. Exploitant intelligemment la topographie de Rio, Marcel Camus esquisse une trajectoire “verticale” à ses personnages, entre la ville haute – les favelas où ils habitent – et la ville basse – métropole moderne hérissée de gratte-ciel. Comme si la danse avait envahi le quotidien des protagonistes courant tous, joyeusement, vers un destin funeste.
Le réalisateur se plaît d’ailleurs à jouer sur les contrastes les plus saisissants. Les quartiers populaires débordant de vie et de mouvements tranchent ainsi avec les lignes géométriques, presque coupantes, des ensembles architecturaux froids et vides de la ville moderne : le plan panoramique où Eurydice est littéralement écrasée au sol entre les tours de béton est à cet égard saisissant. Aux rythmes follement entraînants de la bossa-nova, Camus oppose également les mélopées mélancoliques signées Carlos Jobim qu’entonne Breno Mello de sa voix de velours. Enfin, le cinéaste enchaîne avec bonheur les ruptures de ton qui soulignent la dimension baroque de cette mosaïque d’images foisonnantes. On passe de la comédie sentimentale, avec ses inévitables chassés-croisés amoureux, à la tragédie antique avec son chœur composé par les deux garçons suivant Orphée en toutes occasions, au drame fantastique avec son atmosphère d’étrangeté où l’on convoque les esprits. Les deux comédiens principaux, totalement inconnus, sont lumineux et frémissants d’émotion. Œuvre singulière et atemporelle, Orfeu Negro a remporté coup sur coup la Palme d’Or du festival de Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger.