PLATOON : Le rêve américain brisé
Lorsque Chris Taylor, étudiant idéaliste – et double à peine voilé du cinéaste –, s’engage dans l’armée pour être envoyé au Vietnam, il n’est en rien préparé à ce qui l’attend. Une fois sur le terrain, il découvre une réalité – celle de la guerre – qui lui fait rapidement perdre ses illusions. Confronté au danger permanent, à l’épuisement et, surtout, à la peur, il voit des hommes qui lui ressemblent s’entre-tuer et commettre des actes barbares : violer, piller, mutiler, massacrer – gratuitement. Face à l’horreur, Chris devra lutter pour ne pas sombrer dans la folie.
Même ses détracteurs les plus farouches reconnaissent à Oliver Stone de faire ses films avec son âme, voire avec ses tripes. Platoon en est sans doute le meilleur exemple. Loin, très loin d’Apocalypse Now ou de Voyage au bout de l’enfer, cette œuvre, à bien des égards autobiographique, épouse le point de vue du simple soldat pour nous plonger dans l’enfer ordinaire d’une guerre qui n’a rien d’héroïque : refusant toute tentation esthétisante et tout lyrisme, Stone rend presque tangibles la chaleur oppressante, la fatigue qui gagne, la maladie, les pièges de la jungle, l’angoisse au ventre. À l’image de cette guerre confuse et chaotique, Platoon progresse par à-coups, sans intrigue savamment élaborée, ni enjeu dramatique véritable. Car ce qui compte ici, c’est le danger qui menace à chaque instant, le sentiment atroce que la mort peut surprendre n’importe qui. De même, plutôt que de mettre en scène des combats opposant deux camps ennemis, le cinéaste montre des personnages privés de repères qui en arrivent au point de ne plus savoir sur qui ils tirent et pourquoi. C’est sûr : Platoon n’est ni une parabole, ni un opéra déployant un somptueux ballet d’hélicoptères. C’est un témoignage brut et sans concession sur ce qu’est la guerre : à savoir, l’enfer sur Terre.
Entretien avec OLIVER STONE
Avez-vous eu du mal à monter ce projet ?
Il m’aura fallu dix ans après la finalisation du scénario ! J’avais déjà écrit Midnight Express mais le script de Platoon était considéré comme trop déprimant par tous ceux qui le lisaient. Il a même été refusé avant la “vague” des films sur la guerre du Vietnam. C’était décourageant parce que c’était le signe qu’on voulait passer sous silence certaines vérités. Beaucoup de films sur ce conflit ne reconnaissaient aucune existence aux Vietnamiens. Dans Voyage au bout de l’enfer, les Vietnamiens sont caricaturés et dans Rambo ou Apocalypse Now, ce sont des ennemis à abattre. Ces films sont efficaces mais guère convaincants.
Il y a une vraie dimension métaphysique dans le film…
Je n’aurais jamais pu envisager ce projet s’il était dépourvu d’un fondement métaphysique. Je viens d’un milieu bourgeois et j’ai grandi dans l’Amérique des années 50 : j’ai le sentiment que toute la propagande de cette époque est parvenue à un point critique au moment de la guerre du Vietnam.
À mes yeux, les deux sergents que croise Chris incarnent les deux aspects de la même équation : autant Barnes est destructeur, autant Elias est beaucoup plus humaniste car il est conscient des souffrances engendrées par la guerre. Ce sont deux “personnages” que j’ai moi-même côtoyés quand j’étais au Vietnam même s’ils n’étaient pas dans la même unité et que je les ai réunis pour l’intérêt dramaturgique du film. Ces deux hommes représentaient une épreuve pour tous les jeunes gens envoyés au Vietnam : allaient-ils plutôt se diriger vers l’ombre – Barnes – ou la lumière – Elias ?
Comment avez-vous envisagé le casting ?
Ce qui me gênait dans les films sur la guerre du Vietnam, c’est que les acteurs incarnant les soldats étaient plus âgés que leurs personnages. Je tenais à engager de jeunes gens et on a organisé d’importantes séances de casting et visionné des enregistrements de non-professionnels issus de quartiers modestes ou croisés dans la rue, ou encore de Noirs qui n’avaient jamais tourné auparavant. Willem Dafoe et Tom Berenger, qui avaient la trentaine, étaient les acteurs les plus expérimentés : j’aimais beaucoup Berenger et j’avais trouvé Dafoe formidable dans Police fédérale, Los Angeles.
Ils ont reçu un entraînement très intensif…
Oui, ils ont fait leurs classes, pour ainsi dire, aux Philippines sous la supervision d’un ancien Marine. Je voulais qu’ils soient entraînés à la dure et qu’on les prive de sommeil, exactement comme les simples soldats du film, tout en devant rester sur leurs gardes à tout moment. On leur a interdit de se laver et on a même enfreint la réglementation puisqu’on n’est pas censé faire travailler un acteur plus de 12 heures par jour. Mais c’était essentiel pour être dans le réalisme.
Comment avez-vous eu l’idée de faire appel à Georges Delerue pour la musique ?
Il avait accepté de signer la musique de Salvador pour un budget modeste et il voulait travailler de plus en plus pour le cinéma américain. Le problème, c’est qu’on a utilisé l’Adagio pour cordes de Samuel Barber comme musique temporaire et qu’après l’avoir entendu, Georges n’a pas pu se l’ôter de la tête. Du coup, il l’a repris et arrangé pour en faire le thème principal du film. Je lui avais demandé de s’inspirer de sonorités orientales et notamment de Ran de Kurosawa.
Pensez-vous que le film résonne toujours autant aujourd’hui ?
Les États-Unis continuent à provoquer des guerres partout dans le monde, et notamment au Moyen-Orient. C’est déprimant de constater que notre pays ne retient rien des leçons du passé ! Ce n’est pas un hasard car les marchands d’armes – et l’ensemble du complexe militaro-industriel – ont beaucoup à y gagner ! En tant que vétéran, c’est désespérant de voir que notre pays mette tant d’énergie dans ces guerres. En outre, les États-Unis mènent des guerres par pays interposés, envoient les hommes les plus pauvres au combat et utilisent d’autres armées que la leur pour faire leur sale boulot ! Du coup, je pense que si PLATOON résonne toujours aujourd’hui, c’est surtout comme un document très réaliste sur l’époque, au même titre que les films sur la Seconde Guerre mondiale ou la guerre de Corée. Car à l’heure actuelle, la guerre est surtout devenue technologique.
Avec le recul, feriez-vous le même film aujourd’hui ?
J’ai revu le film en janvier dernier, au Forum des Images à Paris, et je trouve qu’il fonctionne toujours. Je m’y prendrais sans doute mieux aujourd’hui, mais l’histoire reste très forte. Car ce récit est une formidable métaphore des traumatismes épouvantables subis par les jeunes hommes envoyés au combat. Après avoir abattu le sergent, le protagoniste du film devient un tueur et ne sera plus jamais le même. Quand vous avez vécu de tels événements, vous n’êtes plus jamais serein.
OLIVER STONE, ou le lanceur d'alerte du cinéma américain
Résolument frondeur et insoumis, Oliver Stone est l’auteur d’une œuvre engagée qui ausculte l’Amérique au scalpel et n’hésite pas à pointer ses pires dysfonctionnements. Né en 1946 dans une famille aisée, il s’engage dans l’armée et combat au Vietnam pendant un an. Une expérience qui le marquera durablement et lui inspirera la “trilogie vietnamienne”.
De retour aux États-Unis, il étudie la réalisation à New York University, puis signe deux films de genre et écrit le scénario – oscarisé – de Midnight Express (1978) d’Alan Parker. Mais c’est en 1986 que sa carrière de réalisateur décolle vraiment. Avec Salvador, il fustige l’interventionnisme de son pays en Amérique du Sud à travers le parcours d’un reporter de guerre. Dans Platoon, il filme la guerre du Vietnam à hauteur de simple soldat, sans en édulcorer la violence quotidienne ou le comportement barbare de certains officiers américains : il décroche l’Oscar du meilleur réalisateur. Un an plus tard, il brocarde le système financier et l’appât du gain dans Wall Street en pleine période d’euphorie pour la Bourse ! Deuxième volet de sa trilogie vietnamienne, Né un 4 juillet (1989) évoque la difficile convalescence des vétérans et lui vaut son deuxième Oscar.
Il entame la décennie suivante avec JFK (1991) qui pointe la complicité de la CIA dans l’assassinat de Kennedy. Puis, il conclut sa trilogie avec Entre ciel et terre (1993) qui adopte le point de vue d’une femme vietnamienne, mais le film est accueilli avec une certaine indifférence. En 1994, Stone suscite une nouvelle polémique avec Tueurs nés que certains perçoivent comme une glorification de la violence. Un an plus tard, il revient à la politique avec Nixon dont le rôle-titre est interprété par Anthony Hopkins. Il dirige ensuite Al Pacino dans le monde du football américain avec L’enfer du dimanche (1999), marqué par un style nerveux et une mise en scène redoutablement efficace.
Après deux documentaires sur Fidel Castro et la Palestine – la politique encore et toujours – , il signe une fresque épique avec Alexandre (2004), autour du grand homme macédonien, qui laisse public et critique de marbre. En 2006, il rend hommage au comportement héroïque des soldats du feu pendant les attentats du 11 septembre avec World Trade Center, puis brosse un portrait teinté d’ironie de George W. Bush avec W., l’improbable président (2008). Après la suite de Wall Street, tournée en 2010, et un polar sur les cartels de la drogue, Savages (2012), il s’intéresse à Edward Snowden, patriote devenu lanceur d’alertes, avec Snowden (2016). Le parcours d’un homme, pas si éloigné de celui du Chris de Platoon, qui a perdu ses illusions face au cynisme de la puissance américaine.
CHARLIE SHEEN : Parcours sulfureux
Fils de l’acteur Martin Sheen, Charlie Sheen s’intéresse très tôt au cinéma et tourne quelques films amateur avec ses copains d’école Sean Penn et Rob Lowe. Dès 1984, il décroche un rôle dans L’aube rouge, mais s’impose vraiment grâce à Platoon (1986) d’Oliver Stone où il campe un jeune idéaliste confronté à la réalité sordide de la guerre. Il refait équipe avec Stone dans Wall Street (1987) et donne la réplique à son frère Emilio Estevez dans Young Guns (1989). Il s’essaie aussi à la comédie avec un certain succès dans Les Indians (1989). Il tourne même sous la direction de Clint Eastwood dans La relève (1990). Il enchaine avec Hot Shots ! (1991), parodie des films d’aviation, qui connaît un joli succès.
Mais suite à plusieurs scandales, il connaît une véritable traversée du désert : son image de “bad boy” ne séduit plus. Il retrouve les faveurs du public grâce à la série télé Mon oncle Charlie… dont il est viré en 2011 ! Il a également produit des longs métrages et publié un recueil de poèmes, A Peace of My Mind.
WILLEM DAFOE : Toujours là où on ne l'attend pas
Réputé pour ses rôles souvent sombres et excentriques, Willem Dafoe impose très vite un physique anguleux et troublant. Il fait ses débuts dans La Porte du paradis (1980) de Michael Cimino, même si ses scènes sont finalement coupées au montage ! Vampire dans Les prédateurs (1983) de Tony Scott et trafiquant de fausse monnaie dans Police fédérale Los Angeles (1985) de William Friedkin, il révèle une facette plus humaine dans Platoon (1986) d’Oliver Stone. Diversifiant ses emplois, il campe un agent du FBI idéaliste dans Mississippi Burning (1988) d’Alan Parker, un vétéran de la guerre du Vietnam dans Né un 4 juillet (1989) d’Oliver Stone et… Jésus dans La dernière tentation du Christ (1989) de Martin Scorsese.
Habitué à tourner sous la direction de grands cinéastes, il se produit dans Sailor et Lula (1991) de David Lynch, Le patient anglais (1996) d’Anthony Minghella et eXistenZ (1999) de David Cronenberg.
Toujours inattendu, il tourne dans la comédie La vie aquatique (2003) de Wes Anderson et dans l’inclassable Antichrist (2009) de Lars von Trier. Ce qui ne l’empêche pas d’apparaître dans un blockbuster comme Spider-Man (2002-2004-2007)… tout de même signée Sam Raimi ! On le retrouve encore dans Nymphomaniac (2013) de Lars von Trier, Dog Eat Dog (2016) de Paul Schrader et Le crime de l’Orient-Express (2017) de Kenneth Branagh. En attendant de le voir dans Aquaman et Justice League 2 ! Willem Dafoe est infatigable…
Textes et Interview : Franck GARBAZ