La Section Anderson : Voyage au bout de l'enfer
C’était avant Apocalypse Now, Platoon et Full Metal Jacket, ces œuvres fondatrices qui ont gravé à jamais les images de la guerre du Vietnam dans l’inconscient collectif. Car, dès 1966, le cinéaste et journaliste Pierre Schoendoerffer, tout juste auréolé du succès de La 317ème section, accompagne pendant six semaines une unité de l’armée américaine : il en rapporte un documentaire matriciel, au fondement de toutes les représentations cinématographiques de ce conflit traumatique. Présenté dans le cadre de l’émission Cinq Colonnes à la Une, le film décroche l’Oscar du meilleur documentaire.
Si Schoendoerffer craignait au départ de ne collecter qu’une “somme d’anecdotes”, il a su, au contraire, capter le quotidien de ces gamins d’à peine 20 ans lâchés dans un environnement hostile qu’ils ne connaissaient pas, contraints de tirer sur un ennemi invisible. Sans le moindre pathos, ni apparente émotion, le réalisateur traque la peur sur les visages, mais aussi le soulagement et la joie dans les moments de détente. En choisissant d’emblée de ne pas interviewer les soldats, Schoendoerffer se place, pour ainsi dire, à leur niveau et se fond parmi eux. C’est à ce seul prix qu’il parvient à faire ressentir l’attente, l’angoisse et l’omniprésence du danger.
Comme il l’a déclaré par la suite :
“Nous avons vécu sept semaines vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec les 33 hommes de la section, presque tous des appelés. Pendant les quatre ou cinq premiers jours, nous avons filmé sans arrêt, mais sans pellicule. Les soldats regardaient la caméra, faisaient des grimaces, prenaient des poses. Puis, ils se sont habitués à notre présence et sont redevenus naturels. Alors, nous avons commencé à filmer vraiment”. La caméra embarquée du cinéaste se fait d’autant plus facilement oublier des hommes que Schoendoerffer participe aux opérations terrestres et héliportées et partage le quotidien éprouvant des combats. Impressionnant quand on sait que le matériel de prises de vue pesait au moins 200 kg …
Au final, le réalisateur découvre que l’Amérique est prise en étau entre ses deux cauchemars : le drame vietnamien, bien entendu, mais aussi la question noire, deux ans à peine après la loi sur les droits civiques. Alors que la ségrégation sévit encore aux États-Unis, sur cette terre du bout du monde – dans cette jungle où l’ennemi est partout et nulle part à la fois –, les inégalités sont pour ainsi dire gommées. D’ailleurs, Anderson lui-même, qui dirige la section, est un officier noir.
D’une étonnante modernité dans le filmage, La section Anderson invente la mythologie cinématographique de la guerre du Vietnam : le ballet d’hélicoptères d’Apocalypse Now, la camaraderie et l’entraide si présentes dans Platoon, l’utilisation de la musique chère à Coppola, le rôle de la radio si bien évoqué dans Good Morning Vietnam et même la figure du soldat coiffé à l’iroquoise préfigurant le Travis Bickle de Taxi Driver. Une œuvre majeure constamment filmée à hauteur d’homme.
Pierre Schoendoerffer : À hauteur d'homme
Témoin privilégié des conflits violents qui ont marqué son temps, Pierre Schoendoerffer occupe une place singulière dans l’histoire du cinéma français. Né en 1928, il se passionne très jeune pour les romans de Melville, Conrad et Jack London qui allient ses deux passions : l’aventure et le bonheur de raconter des histoires.
Quand il apprend l’existence du service cinématographique des armées, il s’engage et, dès 1952, est envoyé au Cambodge où il filme les opérations militaires. Mais il est fait prisonnier après la bataille de Diên Biên Phu, point culminant de la guerre d’Indochine, et survit à une captivité particulièrement éprouvante. À son retour en France, il devient journaliste et part en Algérie, déjà secouée par des émeutes en faveur de l’indépendance.
C’est grâce au producteur George de Beauregard, qui a financé les premiers longs métrages de Godard, que Schoendoerffer tourne La 317ème section en 1963.
“J’ai imposé à toute mon équipe la vie militaire”, témoigne le réalisateur en parlant du tournage. “Tous les matins, nous nous levions à 5 h et nous partions en expédition à travers la jungle. Nous étions ravitaillés par avion toutes les semaines”.
Résultat : l’un des plus grands films de guerre jamais tournés où l’apparente sécheresse du style atteint à une passionnante réflexion métaphysique.
En 1966, le cinéaste signe La section Anderson pour l’émission Cinq colonnes à la Une, autour d’une unité de Marines engagés au Vietnam : le documentaire est consacré par un Oscar.
Mais Schoendoerffer est aussi un écrivain.
En 1969, il publie : L’Adieu au roi qui inspirera John Milius lorsqu’il s’attellera à Apocalypse Now (1979) de Coppola.
En 1976, il porte à l’écran son propre roman avec Le Crabe-tambour.
Jean Rochefort déclarera : “Schoendoerffer n’est pas un technicien. Ce n’est pas un homme qui fait du prêt-à-porter. C’est un écrivain, un poète. Il a le désespoir à fleur de peau”. En 1982, il réalise L’honneur d’un capitaine, puis poursuit avec Diên Biên Phu (1992) et Là-haut, un roi au-dessus des nuages (2004) l’épopée humaine des guerres coloniales perdues.
Pierre Schoendoerffer est mort en 2012.
Repères chronologiques
Septembre 1945 : Déclaration d’indépendance par Hô Chi Minh à Hanoi.
1946-1954 : Guerre d’Indochine.
7 mai 1954 : chute de Diên Biên Phu.
20 juillet 1954 : accords de Genève sur la partition du Vientam. Instauration de la République démocratique du Vietnam au nord, dirigée par Hô Chi Minh, et de la République du Vietnam au sud soutenue par les Américains.
1956 : Départ des dernières troupes françaises.
1960 : Création du Front National de Libération du Vietnam du Sud.
Mai 1961 : Début de l’engrenage américain : Kennedy envoie des soldats sous couvert de “conseillers militaires”.
1963-1975 : Guerre du Vietnam.
1968 : Plus de 530 000 soldats américains engagés dans le conflit.
1973 : Accords de Paris qui scellent le retrait des troupes américaines.
30 avril 1975 : les troupes du Nord entrent dans Saigon.
1976 : Proclamation de la réunification du Vietnam.
TEXTE : FRANCK GARBARZ