Roy Anderson, peintre de l'absurde et du tragique
Roy Andersson n’a que 27 ans lorsqu’il réalise en 1970 Une histoire d’amour suédoise. Tournée en plans larges et en son direct, avec un minimum de dialogues, cette histoire d’amour entre deux adolescents s’inscrit comme un bijou de cinéma naturaliste. Considéré à raison comme cinéaste des plus prometteurs, Andersson tourne cinq ans plus tard Giliap, mettant en scène un garçon de café mélancolique entraîné dans une étrange aventure avec sa nouvelle petite amie.Malheureusement, la critique éreinte le film en condamnant le recours aux plans fixes. Ebranlé, Andersson se réfugie dans la publicité : Ingmar Bergman déclarera d’ailleurs qu’il est le meilleur réalisateur de pubs au monde. En 1987, alors qu’explose l’épidémie de sida, le cinéaste reçoit une commande du ministère de la santé suédois. Andersson, qui n’a jamais caché son admiration pour le peintre allemand Otto Dix, illustre alors en 24 tableaux aussi absurdes que géniaux les origines de la maladie et ses répercussions dans le monde. Cependant, le ministère juge l’oeuvre trop subversive et la désavoue : le tournage est même interrompu. Ce n’est que quelques années plus tard que Quelque chose est arrivé sera présenté intégralement et décrochera plusieurs prix prestigieux. La projection de ce percutant court-métrage sera suivie de Monde de gloire (1991) qui trace en 15 tableaux fixes, tantôt cauchemardesques, tantôt tragi-comiques, la banale existence d’un homme d’une quarantaine d’années qui regarde le spectateur dans le blanc des yeux. Cette fois, Andersson a trouvé son style, loin du cinéma narratif traditionnel. Vingt-cinq ans après Giliap, Andersson revient en force en 2000 avec une oeuvre apocalyptique de 46 plans-séquences mémorables qui donnent froid dans le dos. Inspiré d’un poème de Cesar Vallejo, Chansons du deuxième étage s’impose par son surréalisme lugubre, son cynisme sombre et, une fois de plus dans la carrière d’Andersson, par la précision avec laquelle chaque plan est composé : le film remporte le prix du Jury au festival de Cannes. En 2007, Nous, les vivants, présenté dans la sélection Un certain regard à Cannes, poursuit l’exploration de la solitude inhérente à la condition humaine. Révélant nos turpitudes, Andersson n’a jamais dépeint la société moderne avec autant de désespoir et d’humour noir à la fois. Pourvu qu’il ne laisse pas passer dix ans avant de nous régaler d’une de ses oeuvres terriblement nécessaires dont il a le secret !
Le temps de l'innocence
Deux regards adolescents se croisent, l’espace d’un instant, lors d’un buffet campagnard. Avec la simplicité que la plupart des cinéastes n’atteignent qu’à la maturité, Roy Andersson aborde un sujet des plus délicats : la naissance du premier amour. Par petites touches, à la manière d’un peintre impressionniste, il capte tour à tour l’orgueil blessé face aux élans du coeur, la pression du groupe face à la pureté du sentiment éprouvé et partagé. Alternant entre tendresse et violence, les deux jeunes gens parviennent à se soustraire à la médiocrité du monde pour ne vivre que leur amour. D’ailleurs, le spectacle que leur offrent les adultes autour d’eux est pathétique : la caméra scrute sans pitié la torpeur d’une génération qui s’est résignée à une existence d’illusions perdues. A travers leur hébétude, on sent poindre aussi la crise morale et économique qui frappera bientôt l’Europe dans les années 70. Formidable observateur de son époque, Roy Andersson cerne en plans-séquences incroyablement éloquents la tragédie banale d’hommes et de femmes englués dans leur étroitesse d’esprit. Jusqu’au point d’orgue final – qu’on ne révélera pas – qui engloutit tout sur son passage. Le film s’était ouvert sur une scène à la campagne et se clôt sur une séquence bucolique – à ceci près que l’innocence incarnée par les deux jeunes protagonistes s’est entre-temps évanouie. Baigné d’une lumière solaire qui évoque Monika d’Ingmar Bergman, Une histoire d’amour suédoise laisse une étrange impression d’optimisme mêlé à une profonde mélancolie. A l’image du couple adolescent, encore étourdi par la découverte de leurs sentiments inédits qui affleurent, mais tout près de basculer vers l’âge adulte. Une oeuvre profonde, portée par des interprètes d’une justesse époustouflante.