Le château de la volupté
Dès les premiers plans, on se laisse griser par la mélopée envoûtante de Gainsbourg qui accompagne la découverte des lieux : un château baroque et délicieusement décadent du Roussillon où se concentre l’action.
Peu à peu, on fait la connaissance des personnages qui, comme chez Renoir, se partagent en deux catégories : grands-bourgeois et domestiques.
L’eau à la bouche, premier long métrage de Doniol-Valcroze, est un hymne à la sensualité. Maniant l’ironie à merveille, le cinéaste orchestre pourtant la rencontre entre ses protagonistes dans un contexte funeste : la disparition de la châtelaine et l’exécution testamentaire de ses dernières volontés.
Mais la raideur compassée des débuts ne tarde pas à céder le pas à une fantaisie bienvenue…
L’atmosphère méridionale et le cadre enchanteur invitent à la paresse et à l’abandon. Désœuvrés, mais encore empêchés par leur éducation bourgeoise, les héritiers et le notaire s’engagent dans un charmant marivaudage qui finit par vaincre leurs dernières résistances. Comme dans un miroir déformant qui leur est tendu, César, le majordome, ne s’embarrasse pas de conventions : il assume son désir de recruter les femmes de chambre dans le seul but de les séduire et poursuit de ses assiduités la jeune – et bien nommée – Prudence (Bernadette Lafont, mutine et aguicheuse à souhait).
On sent bien que les grands-bourgeois, qui observent la parade amoureuse de César l’œil amusé, envient ce garçon simple qui s’autorise à obéir à ses pulsions.
Mais le personnage principal de ce film solaire réalisé en 1959, année qui donne le coup d’envoi à la Nouvelle Vague, reste le château tout droit sorti d’un conte à la Perrault. Ses recoins, ses passerelles, ses alcôves, ses salons et ses boudoirs incitent en effet au libertinage.
Mieux encore, ce décor majestueux instaure un climat quasi fantastique : la chambre chinoise et ses sculptures qui semblent vivantes plongent Alexandra Stewart, déambulant la nuit sur la terrasse, dans une sorte de rêve éveillé, proche de l’univers de Jacques Tourneur et de Georges Franju.
Dans un registre qu’on ne lui connaît guère, Michel Galabru est truculent et irrésistible, en majordome débauché.
Jacques Doniol-Valcroze, le plus méconnu des "jeunes Turcs"
Né en 1920, Jacques Doniol-Valcroze est très jeune fasciné par les grands maîtres du septième art comme Orson Welles et Eisenstein. D’abord rédacteur à La Revue du cinéma dans les années d’après-guerre, il dirige un ciné-club avec André Bazin et Pierre Kast. C’est avec ces mêmes camarades qu’il fonde dès 1951 Les Cahiers du cinéma, terreau des futurs jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague, d’Eric Rohmer à François Truffaut.
Tenté par une carrière d’acteur, Doniol-Valcroze s’oriente finalement vers la réalisation : après quelques courts métrages, il signe L’Eau à la bouche en 1959, considérée comme l’année d’éclosion de la Nouvelle Vague. Il enchaîne avec Le cœur battant (1960), La Dénonciation (1962), Le Viol (1967), La Maison des Bories (1970), L’Homme au cerveau greffé (1972) et Une femme fatale (1977). Sous des dehors frivoles, ces films sont empreints de gravité et de lucidité : le réalisateur fustige la folie d’une époque où les couples se jouent des conventions et livre une réflexion percutante sur la lâcheté et la torture.
Injustement oublié aujourd’hui, Doniol-Valcroze, qui maniait l’élégance et l’ironie, est décédé en 1989 dans des circonstances qui auraient pu nourrir l’une de ses œuvres. En effet, il succombe à une rupture d’anévrisme en assistant à la projection d’un film – Une saison de feuilles – où il interprète un cinéaste ! Une mise en abyme qui donne le vertige.